CRR3 : Impact des nouvelles exigences prudentielles sur le financement et la compétitivité bancaire
21 octobre 2024
| Banque – Finance |
Christophe Jacomin Jeremy Martin Shenaj
La réforme CRR3 applicable à compter du 1er janvier 2025 introduit de nouvelles exigences prudentielles pour les banques européennes. Bien que visant à renforcer la résilience financière, elle soulève des préoccupations quant à son impact sur le financement de l’économie et la compétitivité des banques.
La Règlement CRR3 (Capital Requirements Regulation 3)[1], publié le 19 juin 2024, entré en vigueur le 9 juillet 2024 et applicable à compter du 1er janvier 2025, constitue avec la Directive CRD6[2] la dernière étape de la mise en œuvre du cadre prudentiel de l’accord de Bâle III en Europe. Ce nouvel accord fait suite à Bâle I (1988) et Bâle II (2004) et a été élaboré par le Comité de Bâle sur le contrôle bancaire, composé de représentants des banques centrales et des autorités de régulation de plusieurs pays, notamment en Europe et dans d’autres pays membres du G20. Adopté après la crise financière de 2008, Bâle III a pour objectif de prévenir de futures crises en renforçant la qualité et la quantité des fonds propres des banques, en introduisant notamment des ratios de liquidité et en améliorant la gestion des risques.
Dans ce contexte, CRR3 vise à renforcer la résilience des banques européennes tout en harmonisant les méthodes de calcul des risques à l’échelle régionale et mondiale. Cependant, cette réforme suscite des préoccupations parmi les acteurs du secteur bancaire, en raison de son impact potentiel sur la compétitivité des banques et leur capacité à financer l’économie réelle.
Contexte et enjeux de la réforme
L’introduction de CRR3 s’inscrit dans un cadre international marqué par des divergences d’application entre l’Union européenne et d’autres régions économiques, notamment les États-Unis. Selon les dernières analyses de l’Autorité Bancaire Européenne (ABE) publiées en 2023, la réforme pourrait entraîner une augmentation moyenne de 11 % des actifs pondérés par les risques (Risk-Weighted Assets, RWA) pour les banques de la zone euro, et jusqu’à 15,1 % pour les plus grandes banques systémiques. Aux États-Unis, les ajustements à Bâle III pourraient générer une augmentation encore plus forte des RWAs, autour de 24 %, bien que la mise en œuvre des réformes reste incertaine, en partie à cause des élections présidentielles à venir.
En Europe, la Banque centrale européenne (BCE) a rassuré les banques, indiquant que malgré cette augmentation des RWAs, le niveau actuel des fonds propres est jugé suffisant pour absorber des chocs éventuels. Toutefois, le principal défi reste la mise en œuvre pratique de ces nouvelles règles tout en évitant une charge excessive pour les banques européennes. Une augmentation de 7,8 % des exigences en capital Tier 1 pour l’ensemble des banques européennes est attendue, selon les derniers résultats de l’exercice de suivi de Bâle III au 31 décembre 2023, publié le 7 octobre 2024 par l’ABE. Ces ajustements sont principalement dus à l’introduction de l’output floor et aux nouvelles exigences relatives au risque opérationnel.
Changements techniques apportés par CRR3
CRR3 introduit plusieurs modifications techniques significatives qui ont un impact direct sur la gestion des risques au sein des banques. Ces changements portent principalement sur les méthodes de calcul des risques de crédit, de marché, et de la valeur d’ajustement de crédit (Credit Valuation Adjustment, CVA). En outre, CRR3 impose des exigences plus strictes en matière de reporting et de collecte de données, afin de renforcer la transparence et la comparabilité des informations financières.
Parmi ces changements, l’introduction de l’output floor occupe une place centrale. Cette mesure vise à réduire la variabilité excessive des exigences de fonds propres calculées à l’aide de modèles internes, tout en améliorant la comparabilité des ratios de fonds propres entre les banques. L’output floor fixe une limite inférieure à ces exigences, établissant que les fonds propres des banques ne peuvent pas descendre en dessous de 72,5 % de ceux qui seraient requis selon l’approche standardisée. Cette décision repose sur le constat que l’utilisation de modèles internes peut conduire à une sous-estimation des risques et des exigences de fonds propres associées.
La méthodologie de calcul de l’output floor est précisée dans CRR3. Le montant total d’exposition au risque (Total Risk Exposure Amount, TREA), qu’il soit flooré ou non, doit être utilisé pour déterminer les exigences minimales de fonds propres. Le TREA flooré est réservé aux établissements mères de l’UE et aux compagnies financières holding pour le ratio de solvabilité au niveau le plus élevé de consolidation. En revanche, le TREA non flooré reste applicable pour le calcul des exigences de fonds propres au niveau individuel pour toutes les entités du groupe. Chaque institution mère doit calculer sa part du TREA plancher, en multipliant l’exigence de fonds propres consolidée du groupe par la proportion des RWAs attribuables à cette entité et à ses filiales. Les RWAs doivent être calculés en tenant compte de l’output floor, reconnaissant ainsi les bénéfices de la diversification des risques entre les différentes entités du groupe. Enfin, toute augmentation potentielle des fonds propres exigés à cause de l’application de l’output floor doit être répartie équitablement entre les sous-groupes situés dans d’autres États membres, en fonction de leur profil de risque.
Ces ajustements visent à renforcer la sensibilité au risque des méthodes standardisées et à limiter la dépendance excessive aux modèles internes. Toutefois, cette nouvelle réglementation engendre également des coûts supplémentaires pour les institutions financières, notamment en matière de collecte et de gestion des données nécessaires pour se conformer aux exigences accrues. Ces ajustements techniques nécessitent des investissements significatifs, ce qui pourrait avoir un impact sur la rentabilité des banques à court terme.
Impact sur le financement de l’économie réelle
Malgré la volonté affichée que ces nouvelles règles n’entrainent pas une hausse disproportionnée des exigences en capital pour les banques, certains acteurs du secteur craignent des effets secondaires négatifs, notamment une réduction des coussins de fonds propres. Ces coussins, qui représentent la différence entre les fonds propres d’une banque et les exigences réglementaires minimales, apparaissent essentiels pour assurer la stabilité des banques face aux crises.
L’enjeu devient encore plus crucial dans un contexte où l’Europe doit financer des projets majeurs liés à la transition écologique et numérique. Selon les analyses d’impact de l’ABE, les banques européennes pourraient devoir lever jusqu’à 200 milliards d’euros en capital pour respecter les nouvelles exigences, ce qui pourrait entraver leur capacité à financer l’économie réelle.
Le 24 juillet 2024, la Commission européenne a annoncé un report d’un an de l’application des nouvelles règles sur le risque de marché, afin de préserver un cadre réglementaire cohérent au niveau mondial et d’éviter des divergences pouvant nuire aux normes de Bâle. Le Parlement et le Conseil européens ont mandaté la Commission pour superviser la mise en œuvre de ces normes et garantir leur uniformité, y compris la possibilité d’ajuster les règles si nécessaire.
On peut dès lors souhaiter que les autorités européennes adoptent une approche mesurée en ajustant les ratios cibles et en limitant les exigences en capital excédentaire, afin de maintenir un équilibre entre la stabilité du système financier et la nécessité de soutenir les investissements dans les secteurs stratégiques.
Les régulateurs nationaux disposeront également d’une certaine flexibilité dans l’application de plusieurs règles, notamment en ce qui concerne les waivers de liquidité et de capital pour les filiales bancaires. Il sera crucial que toutes ces parties prenantes adoptent une approche harmonisée pour éviter des divergences trop marquées entre les pays membres.
Conclusion
CRR3 représente une étape clé dans la révision des règles prudentielles en Europe. Bien qu’elle vise à renforcer la stabilité des banques, la réforme suscite des interrogations quant à son impact sur le financement de l’économie réelle, surtout face aux grands défis liés à la transition écologique et numérique. Récemment, des préoccupations ont été exprimées sur la capacité des banques à soutenir les investissements nécessaires pour atteindre les objectifs climatiques et numériques, alors même que la Commission européenne a reporté l’entrée en vigueur de certaines règles pour éviter des tensions dans le secteur financier.
Le principal défi pour les régulateurs sera de trouver un équilibre entre la rigueur des exigences en capital et la flexibilité requise pour favoriser ces investissements stratégiques. De leur côté, les banques devront adapter leurs modèles d’affaires tout en restant compétitives dans un environnement mondial incertain, marqué par des fluctuations économiques et des pressions réglementaires croissantes.
[1] Le règlement (UE) 2024/1623 du Parlement européen et du Conseil du 31 mai 2024 modifiant le règlement (UE) n° 575/2013 en ce qui concerne les exigences pour risque de crédit, risque d’ajustement de l’évaluation de crédit, risque opérationnel et risque de marché et le plancher de fonds propres (« CRR3 ») ;
[2] La directive (UE) 2024/1619 du Parlement européen et du Conseil du 31 mai 2024 modifiant la directive 2013/36/UE en ce qui concerne les pouvoirs de surveillance, les sanctions, les succursales de pays tiers et les risques environnementaux, sociaux et de gouvernance (« CRD 6»).
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